Mots-clés : constructivisme, psychologie, cultures, contextes culturels, pratiques sociales et culturelles, transmission sociale et culturelle, cognition, enaction, connaissances, développement cognitif, enfants d'âges préscolaire et scolaire.

jeudi 1 mars 2012

Psychologie réciproque

Dans la préface d'un livre intitulé Le renversement du ciel. Parcours d'anthropologie réciproque (A. le Pichon & M. Sow [Eds.], CNRS Editions, 2011), Umberto Eco définit ce qui a été dénommé dans un premier temps, anthropologie alternative, dans un deuxième, anthropologie réciproque.
Depuis de nombreux siècles, "les cultures se sont toujours observées mutuellement, mais en général nous, Occidentaux, n'avions connaissance que des observations que nous faisions sur les autres" (Eco, 2011, p. 9). Sans enlever à certains observateurs un "désir authentique" de comprendre les autres culturellement différents d'eux, Umberto Eco précise que l'anthropologie moderne a créé une "caste", écrit-il, d'observateurs Occidentaux qui s'estiment capables de comprendre les autres cultures (au sens "ethnique" du terme). En psychologie, la plupart des psychologues, de même que les psychologues dits culturels ou interculturels (dont je fais partie) s'estiment eux aussi capables de comprendre les autres, notamment leur psychisme.

Mais, il s'avère que les "autres" nous observent aussi!

Le projet de l'Institut International Transcultura a consisté à demander à des hommes de culture (au sens de "cultivés"), sinon à des universitaires, d'Afrique ou de Chine ou d'ailleurs, de venir en Europe pour décrire, de leur point de vue, "nos" sociétés. De nos jours, du fait de la mondialisation de l'information via les journaux, la radio, la télévision, les sites internet, etc., tout le monde est au courant des réalités de tout le monde. Il ne s'agit donc plus d'être confronté à l'étrangeté des autres, mais à leur différence ou diversité "au-delà des traits communs qui nous rattachent à l'espèce humaine" (Eco, 2011, p. 10).
La première phase d'anthropologie dite "alternative" a ainsi produit quelques résultats curieux, mais intéressants. Par exemple, "le conteur africain était frappé de stupéfaction de découvrir que les femmes françaises conduisaient à la laisse leurs chiens en promenade, ou stupéfait encore de voir comment les Européens, à la mer, se promenaient nus, chose qui pour un homme du continent noir révélait une absence totale de dignité" (Eco, 2011, p. 11).

On le comprend bien, il faut aller plus "loin" que ces observations des uns par les autres et vice-versa. L'anthropologie dite "réciproque" consiste alors à considérer "les uns et les autres comme des représentants de cultures diverses qui s'analysent face à face, ou montrent comment on peut réagir de façon différente devant les mêmes expériences" (Eco, 2011, p. 12). A propos du psychisme, de son organisation et de son fonctionnement (normal et pathologique), mais aussi de son développement par exemple chez l'enfant, on doit donc pouvoir envisager maintenant une psychologie réciproque.
Il existe déjà quelques exemples remarquables de "face à face" culturel de ce genre, c'est-à-dire de dialogue interculturel, et relatifs à l'esprit et à ses propriétés, c'est-à-dire à l'"objet" de la psychologie. L'ouvrage intitulé Passerelles (J. Hayward & F. Varela [Eds.], Albin Michel, 1995) présente une série d'Entretiens avec le Dalaï-Lama sur les sciences de l'esprit. Au cours de ces entretiens, les conceptions et les méthodes des sciences "occidentales" de l'esprit, dont la psychologie, et celles de la philosophie "orientale" bouddhiste sont mises face à face, permettant de discuter, voire de s'étonner, de ce qui leur est commun et différent.

"Se comprendre entre cultures diverses ne signifie pas évaluer ce qu'il en coûte à chacun pour arriver à être égaux, mais bien comprendre mutuellement ce qui nous sépare et accepter cette diversité" (Eco, 2011, p. 12).

mercredi 1 février 2012

Dessiner selon sa culture?

Les psychologues utilisent fréquemment le dessin lorsqu'ils réalisent des évaluations psychologiques d'enfants. Pour eux, c'est un moyen commode de faire "parler" les enfants sans utiliser la langue orale ou bien écrite... Pour les plus célèbres, on trouve le dessin du bonhomme, celui de la maison, celui de l'arbre, celui de la famille, et celui du paysage. Il y a aussi des figures géométriques (par exemple, les célèbres figures de Rey) et pas seulement des dessins figuratifs. L'interprétation de ces dessins "révèlerait" alors des aspects de leur psychisme. Mais, que permettent vraiment de dire ces dessins, et objectivement, à propos des enfants qui les ont réalisés?

A ce sujet, Delphine Picard et René Baldy ont rédigé un article intitulé "Le dessin de l'enfant et son usage dans la pratique psychologique", à paraître dans la revue Développements. Je le conseille vivement à tous les psychologues qui utilisent le dessin dans leur pratique clinique. Les deux auteurs discutent de ce qui peut constituer un usage "raisonnable" du dessin dans l’évaluation psychologique de l’enfant. Selon eux, le dessin peut tout à fait être utilisé comme un outil « fiable » de l’évaluation de :
• La flexibilité cognitive (ou capacité à opérer des changements dans la façon habituelle de faire quelque chose pour répondre aux exigences d’une tâche d’innovation) ;
• La pensée divergente (ou pensée qui va dans différentes directions contrairement à la pensée convergente qui conduit à une solution unique et correcte) ;
• La compréhension des émotions par l'enfant.


En revanche, ils mettent en garde les praticiens contre un certain nombre d’idées reçues quant à l’usage clinique des dessins d’enfants :
• Le dessin serait le reflet direct d’une représentation mentale "interne" : non!
• Le dessin du bonhomme témoignerait de l’élaboration du schéma corporel : non!
• Le dessin, notamment celui des couleurs, serait une projection de l’état émotionnel de l’enfant : non!
• Le dessin serait universel et peu sensible aux variations historiques et culturelles : encore non!

Pour ce qui est du dessin de soi, c'est-à-dire du dessin du bonhomme, le très joli film Dessine-toi, réalisé par Gille Porte en 2011, est une excellente illustration, entre autres, de sa variabilité culturelle.


A propos de différences culturelles dans la production de dessins, un exemple intéressant est la recherche réalisée par Masuda, Gonzalez, Kwan et Nisbett (2008) qui montrent que les œuvres picturales traditionnelles en Asie sont centrées sur le contexte (la ligne d’horizon est haute et les personnages sont petits), alors que l’art occidental l’est sur l’objet (la ligne d’horizon est basse et les personnages sont grands). Ces caractéristiques sont retrouvées chez des sujets tout venant lorsqu’ils dessinent un paysage ou bien prennent la photo de quelqu’un. « Les Asiatiques paraissent plus sensibles au contexte dans les domaines de la représentation et de l’art que ne le sont les Occidentaux » (p. 1271). Dans les figures ci-dessus et ci-après (extraites de l'article, pages 1267 et 1268), bien que la consigne soit exactement la même, la photo et les dessins de gauche ont été réalisés par des étudiants étasuniens (USA), alors que la photo et les deux dessins de droite l'ont été par des étudiants japonais.


dimanche 1 janvier 2012

Culture(s) humaine(s)

En psychologie, il n'est pas toujours facile de trouver une définition claire de ce qu'est la culture. Par exemple, il ne suffit pas de dire que quelqu'un "est" français, ou bien "est" tahitien, ou bien "est" marocain, etc., pour que cette personne "soit" de culture française, ou bien polynésienne, ou bien arabo-musulmane. C'est pourtant ainsi que l'on procède souvent et cela peut être très utile.
Les ouvrages de Merlin Donald (1991), Les origines de l'esprit moderne (traduit en français en 1999), de Dan Sperber (1996), La contagion des idées, et de Michael Tomasello (1999), Aux origines de la cognition humaine (traduit en français en 2004), peuvent aider à voir plus clair.
Une culture peut alors être définie comme "un système collectif de connaissances et de comportements [qui] reflète les capacités cognitives des individus qui la composent" (Donald, 1999, p. 160). Définie ainsi les frontières d'une culture ne sont plus seulement "ethniques", car la culture est conçue comme une caractéristique de l'espèce humaine (et même de certaines espèces animales: voir par exemple l'ouvrage de Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, 2001). Dans ce cas, la question qui est posée au psychologue est de préciser quelles sont les capacités cognitives du groupe d'individus auquel on s'intéresse.
Pour ce qui est des êtres humains (Homo sapiens), globalement, Merlin Donald (1999) distingue tout d'abord ce qu'il appelle une "culture épisodique". Il s'agit de celle de notre ancêtre commun avec les singes et aussi celle des singes d'aujourd'hui. Elle reflète la capacité cognitive à percevoir et à mémoriser des événements ou "épisodes" de la vie quotidienne.
Suite à une mutation biologique, la "culture mimétique" caractérise désormais le genre Homo (Homo erectus, par exemple). Celle-ci reflète la capacité cognitive à imiter autrui, qui est aussi partagée avec d'autres espèces animales, et surtout la capacité de "viser" le résultat de l'action qu'autrui réalise avant que cet objectif ne soit atteint (ce que l'on appelle l'intentionnalité: voir à ce sujet les ouvrages de John Searle, dont Mind, 2004).
Suite à une nouvelle mutation biologique, la capacité cognitive à communiquer avec un langage oral articulé, accompagné de mimo-gestualité, spécificité cette fois d'Homo sapiens, est à la base de la "culture mythique". Le mythe, issu des traditions culturelles dites orales, constitue une première tentative de théoriser le monde.
Enfin, c'est une invention culturelle et non pas une mutation biologique, qui est à l'origine de la "culture théorique" qui caractérise l'Homme moderne, c'est-à-dire vous et moi. Cette invention est l'écriture, ainsi que toutes les autres sortes de systèmes visuo-graphiques (dessins, photographies, sculptures, cartes, vidéos, etc.). Ces créations culturelles sont définies par Merlin Donald (1999) comme des "mémoires externes" dont ne disposent pas les animaux.
Nous n'aurions pas les pensées que nous avons en ce moment, vous et moi, si nous n'avions pas des "mémoires externes" qui les suscitent. Comme le dit Pascal Picq dans son exposé Le propre de l'Homme, si les singes ont beaucoup de choses en commun avec l'Homme, on n'a encore jamais vu un singe faire un exposé scientifique, surtout en écrivant avec un feutre bleu sur un tableau blanc...
 
Il reste à dire que nous sommes probablement en train de vivre une nouvelle transition vers une nouvelle "culture" que l'on peut peut-être qualifier de "numérique". Cette culture reflète la capacité à utiliser principalement des systèmes informatiques multimédias, reliés entre eux très rapidement par l'internet. Ce blog voudrait en être un exemple. On ne connaît pas encore comment les capacités cognitives de l'Homme sont transformées par l'usage de ces mémoires externes d'un type nouveau: il s'agit-là d'un sujet de recherches pour l'avenir. Mais, il semble que "l'architecture cognitive a encore changé, même si le degré de ce changement ne sera pas connu avant un certain temps" (Donald, 1999, p. 370). 
Cela dit, tout être humain d'aujourd'hui est constitué de toutes ces "cultures", c'est-à-dire doté de toutes ces capacités cognitives. Toutefois, on comprend aisément que la "culture théorique" et la "culture numérique" ne s'observent pas de façon similaire, chez tous les êtres humains actuels, puisqu'elles nécessitent l'usage de systèmes culturels de "mémoires externes" qui varie considérablement d'individu à individu et de groupe d'individus à groupe d'individus. Le rôle joué par l'économie et l'éducation, au sein d'une société, apparaît alors primordial pour rendre possible l'émergence de ces capacités cognitives chez les individus qui la composent.
Voilà maintenant un an que ce blog existe. Le compteur de Blogger indique presque 1500 consultations en ce jour de l'An. Ces consultations proviennent du monde entier... ce qui est, pour son auteur, une réelle satisfaction.
Très bonne année 2012, à toutes et à tous, et où que vous soyez!

jeudi 1 septembre 2011

Examen psychologique

Certaines expériences collectives sont particulièrement stimulantes. C'est notamment le cas lorsqu'on a le sentiment de servir à quelque chose de constructif. Ma participation au processus de Conférence de Consensus en psychologie --le premier du genre, en France-- est une expérience de ce type. Un ouvrage coordonné par Robert Voyazopoulos, Louis-Adrien Eynard et Léonard Vannetzel, qui retrace l'ensemble de ce processus, vient de paraître chez Dunod. Il devrait intéresser tous les praticiens francophones de la psychologie de l'enfant et de l'adolescent. Ci-joint aussi la version définitive, c'est-à-dire celle qui a reçu l’accord des membres du Jury et des associations qui ont accompagné le processus, du Texte de synthèse du Jury, intitulé Recommandations pour la Pratique de l’Examen psychologique et l’utilisation des mesures en psychologie de l’enfant.

A propos du QI, le reportage de France 5 intitulé QI: histoire d'une imposture est à voir! 

Dans le cadre de ce processus, j'ai eu le plaisir de coordonner, avec Roland Ramzi Geadah, le groupe d'experts qui a travaillé sur le thème des Aspects interculturels de l'examen psychologique de l'enfant. En soi, ce groupe était lui-même "interculturel" puisqu'il regroupait des psychologues d'orientations théoriques et cliniques très différentes! Toutefois, nous sommes rapidement tous tombés d'accord pour reconnaître que la façon "française" dont on évalue les caractéristiques psychologiques d'un enfant originaire d'autres pays ou d'autres cultures risque d'être à l'origine de graves erreurs de diagnostic. Ces erreurs proviennent du fait que des différences de cultures sont prises pour des différences de "niveau" psychologique: niveau normal versus niveau déficient, voire pathologique (parce que différent de ce qui est attendu par les psychologues). 

Il s’avère que différentes procédures, déjà bien connues, peuvent être mises en œuvre afin de réduire les biais culturels de l’évaluation psychologique d’enfants et d'adolescents. Cependant, elles apparaissent être "illusoires" – lorsqu'il s’agit de produire des tests indépendants des contextes culturels, car cela n'existe pas... – ou bien "irréalistes" – s’il s’agit de produire des tests pour chaque contexte culturel particulier, car on ne finirait plus d'en produire... –. Une autre possibilité, elle-aussi déjà bien connue et défendue par le groupe d'experts n°6, réside dans une évaluation dite "dynamique", fondée sur le potentiel d'apprentissage dont dispose tout être humain normalement développé. Sous une forme minimale, elle consiste en un "test" puis une phase d'"apprentissage" et enfin au moins un "retest". Ainsi, des enfants peu ou pas familiarisés avec la situation "classique" d’évaluation psychologique (le "test"), du fait d’un développement dans un contexte socioculturel particulier, peuvent y présenter un niveau de performance (apparemment) "déficitaire". Mais, étant d’intelligence normale, ils peuvent tirer bénéfice de l’apprentissage et présenter alors au(x) retest(s) qui suivent un niveau "normal" de performances. Si tel n'est pas le cas, bien sûr, une investigation complémentaire est alors nécessaire.

lundi 1 août 2011

Cross-Cultural Psychology

A l'occasion d'un séjour à Toulouse, Pierre Dasen m'a très gentiment offert la troisième édition de l'ouvrage intitulé Cross-Cultural Psychology. Research and Applications, publiée en 2011, par Cambridge University Press (CUP). L'ouvrage a été rédigé par John Berry, Ype Poortinga, Seger Breugelmans, Athanasios Chasiotis et David Sam. Il s'agit d'une nouvelle version d'un ouvrage qui porte le même titre et qui a été rédigé par John Berry, Ype Poortinga, Marshall Segall et Pierre Dasen. La première édition date de 1992, la deuxième de 2002.

Les quatre auteurs, que j'ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs fois et qui ont largement contribué à développer la psychologie (inter)culturelle (ou cross-cultural psychology) dans le monde, défendent un universalisme "modéré" des caractéristiques psychologiques humaines. Cette "attitude" idéologique s'oppose à celle de l'universalisme "absolu" qui postule que le psychisme est strictement identique pour tous les êtres humains, et à celle du relativisme culturel "radical" qui postule inversement que le psychisme des hommes varie considérablement, parfois même de façon "incommensurable", en fonction des contextes historiques, sociaux et culturels. Selon les quatre auteurs, si les fondements du psychisme humain sont universels, le développement de chaque individu dans un environnement donné, les "façonne" en "styles" qui varient de façon plus ou moins importante, selon les moments de l'histoire et selon les cultures.

Bien que ces trois éditions de Cross-Cultural Psychology. Research and Applications soient en anglais, elles sont "incontournables" lorsqu'on souhaite acquérir les bases théoriques et méthodologiques de l'étude scientifique de la relation entre la culture et le psychisme. Je ne peux qu'en recommander la lecture! Voir la deuxième édition (2002) et la troisième édition (2011).

vendredi 1 juillet 2011

Psychologies & Cultures

La coordination d’un ouvrage collectif est, au minimum, une aventure intellectuelle et humaine. Celle de l’ouvrage Psychologies et Cultures qui vient de paraître aux Éditions L’Harmattan, a été, en plus, une expérience interculturelle passionnante. Cet ouvrage réunit les versions écrites des différentes conférences invitées du XXXI Symposium de l’Association de Psychologie Scientifique de Langue Française (APSLF), présidée par Agnès Florin (Université de Nantes), qui a eu lieu, en collaboration avec la Société Tunisienne de Psychologie (STP), les 24 et 25 septembre 2009, à Gammarth, près de Tunis (Tunisie).

Plusieurs auteurs français ont participé à l'ouvrage. Michel Fayol (Université de Clermont-Ferrand) rend compte des recherches relatives à l'acquisition du nombre, Colette Sabatier (Université Bordeaux 2) traite de la socialisation des adolescents en situation d'immigration, et Bertrand Troadec (Université Toulouse 2) explicite les relations entre la cognition (individuelle) et la culture (collective) d'un point de vue naturaliste. Mais l’ouvrage réunit aussi d'autres auteurs, venant d'ailleurs. Ainsi, Patricia Greenfield (Université de Californie, USA) y présente une théorie originale qui rend compte de l’effet que le changement historique des sociétés peut avoir sur le développement social et cognitif des individus. Yvan Leanza (Université Laval, Canada) réalise une revue « internationale », surtout occidentale, des conceptions de la psychothérapie lorsque celle-ci intègre les facteurs culturels. Benaissa Zarhbouch (Université de Fès, Maroc) présente la situation de la psychologie cognitive contemporaine au Maroc, puis quelques recherches qu’il a réalisées auprès d’enfants marocains d’âge scolaire. Enfin, Michèle Belajouza et Tarek Bellaj (Université de Tunis, Tunisie) exposent des recherches réalisées en Tunisie, respectivement, au sujet de l’acquisition de la langue écrite et des nombres, et au sujet de l’évaluation psychométrique, notamment d’enfants d’âge scolaire.

Tarek Bellaj et moi-même, qui avons coordonné l’ensemble des chapitres et préparé l’ouvrage en vue de sa publication, espérons qu’il intéressera tous ceux qui le liront.

mardi 1 mars 2011

Cadres de référence

Il n'est pas très facile de mettre en évidence un "processus psychologique" dont certaines caractéristiques varient selon les cultures. La représentation que l'on se fait de l'"espace" est un bon exemple. On sait depuis longtemps qu'il existe plusieurs façons de décrire oralement les relations spatiales pouvant exister entre deux objets dans un espace "proche" (Levinson, 2003). Ainsi, dans la photo ci-après (Courrèges et Troadec, 2009), ces relations peuvent être décrites, en français, comme suit:
 
  • Le crayon à papier est à droite du personnage (le cadre de référence est centré sur soi);
  • Le crayon à papier est devant le personnage (le cadre de référence est centré sur l'objet);
  • Le crayon à papier est au sud du personnage (le cadre de référence est centré sur l'environnement).
Si les deux premières descriptions sont familières aux langues et cultures occidentales, la troisième ne l'est pas. Elle est pourtant fréquente dans d'autres langues et cultures du monde. On peut conseiller, outre les nombreux travaux de Levinson et de ses collaborateurs, l'ouvrage récent de Dasen et Mishra (2010) qui présente les débats théoriques sur cette question et un ensemble de recherches originales, concernant notamment des enfants.

Pour illustrer rapidement comment cela se passe, voici trois dialogues d'enfants recueillis par des étudiants en psychologie de l'ISEPP à Papeete, en Polynésie française, où l'on sait que la culture et la langue polynésienne ont privilégié une représentation de l'espace centré sur l'environnement. L'un des enfants guide l'autre qui a les yeux bandés et doit effectuer un parcours de huit segments.

Exemple 1. Cadre de référence « centré sur soi ». Deux garçons, âgés de 9-10 ans (CM1), de culture française, nés en Métropole et résidant à Tahiti depuis 4 ans, observés dans le jardin d’une maison située en bord de mer.
Segment
Dialogue
1
Tout droit. Tout droit encore. Encore. Stop. Tourne.
2
Non. Tourne à droite [avec un geste de la main]. Non. Recule [avec un geste de la main]. Tourne sur place, mais pas un tour, hein. Non. Un tout petit peu. Tout droit. Stop [avec un geste de la main].
3
Tourne à droite. A droite [avec un geste de la main]. Tout droit. Tout droit. Non. Recule un peu. C’est bon. Tourne à droite [en se déplaçant]. Stop.
4
Tourne un peu à gauche, mais sur place. Voilà. Maintenant, tout droit. Non. Recule [en faisant un mouvement]. Tourne un peu à gauche [en se déplaçant]. Encore. Voilà. Tout droit. Tout droit. Tout droit. Encore. Stop.
Etc. Etc.

Exemple 2. Cadre de référence « centré sur l’environnement ». Deux garçons, âgés de 10 ans (CM2), d’origine polynésienne, observés sur une dalle de ciment, entre deux bâtiments, dont les toilettes, dans la cour de leur école, aux îles Marquises.
Segment
Dialogue
1
Tout droit. Stop.
2
Tourne vers tai [= mer]. Avance. Stop.
3
Vas vers le côté des toilettes. Tout droit. Stop.
4
Vers tai [= mer]. Tout droit [avec un geste de la main].
5
Côté maison. Avance. Stop.
6
Décale. Tourne-toi. Un petit pas tourné vers la montagne. Maintenant, avance à grands pas. Grands pas. Maintenant, un petit pas vers le côté du col de Aakapa [E1 rit en montrant la montagne du doigt].
7
Tourne vers tai. Avance. En vitesse ! Stop.
8
Côté maison. Avance. OK. Stop.

Exemple 3. Conflit de cadres de référence. Deux filles, âgées de 7-8 ans (CE1), l’une d’origine polynésienne (le guide), l’autre d’origine française (l’enfant guidée), observées dans une salle de classe de leur école, à Tahiti.
Segment
Dialogue
1
Viens là-devant. Par là. Tu suis la mer [E2 ne comprend pas et ne va pas dans la direction attendue]. T’es bête ? J’ai dit devant.
2
Vas à gauche [E2 va à droite]. Mais non, j’ai dit à gauche [en désignant sa gauche du doigt] [E2 dit : je suis allée à gauche]. Ben, l’autre côté. Encore. Encore. Voilà. Stop.
3
[…]
4
[…]
5
[…]
6
Tourne jusqu’à je te dis stop. Stop. Maintenant, tu suis la ligne et tu avances jusque quand je te dis stop. Stop.
7
Tourne-toi un petit peu à ta droite. Encore un petit peu. Voilà. Maintenant, tu avances tout droit.
8
Vas devant. Tu vas vers la mer [E2 dit : mais, je ne vois pas la mer !]. Ah oui, c’est vrai [rires…]. Ben, tourne encore un peu. Voilà, stop. Maintenant, tu afaro [= tu avances tout droit] jusqu’au bout [E2 dit : tu quoi ?] Aue ! Ben, tout droit.